LE CONTE A REBOURS Bernard Werber

ILS SE MARIÈRENT, ils furent heureux et ils eurent beaucoup d’enfants.

Mais avant cela il fut nécessaire que le chevalier Jean, le héros, vainquit le Baron Gustave, le traître.

À l’issue du combat, Jean sortit victorieux, mais rien ne laissait présager au début du duel qu’il aurait le dessus. En effet il y avait de nombreux instants où il semblait que ce serait Gustave qui vaincrait. Notamment lorsqu’il renversa la table sur le héros et que celui-ci fut coincé en dessous. De même lorsqu’il arracha l’épée de Jean et l’empêcha de la récupérer. Ou cet instant encore plus crispant ou la dague acérée de Gustave s’était arrêtée à quelques millimètres à peine du cou de Jean. L’autre appuyait de tout son poids, une goutte de sang avait percé, et notre héros ne dut son salut qu’à un coup de reins et une ruade. Ils avaient ensuite dévalé l’escalier. Gustave dessus et Jean dessous ferraillant de toute leur hargne. Leurs respirations étaient bruyantes, leurs regards haineux. Gustave s’était saisi de la lance, Jean avait contre-attaqué avec un casse-tête, Gustave lui avait lancé une hache qui avait frappé si près de sa cible qu’elle lui avait coupé un cil. Ils s’étaient lancé des gobelets d’étain, et même des vases étrusques. Jean s’était accroché au lustre alors que Gustave le menaçait d’un tisonnier rougi.

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Tout, autour d’eux, était brisé ou enflammé. Jean avait reçu un coup qui lui avait marqué la joue, et il était obligé de tenir son bras blessé. Mais grâce à un habile croc-en-jambe le chevalier Jean put avoir le dessus. Gustave trébucha, chercha son équilibre, et ne le trouvant pas s’empala sur sa propre épée. La lame ressortit trempée de sang d’entre ses deux omoplates. Il poussa alors un « Arggghh » d’agonie, serra le bras de son adversaire et lui murmura : « Tu as… gagné. » Puis il eut un hoquet et ferma les yeux. « Je n’ai pas voulu cela », répondit Jean en nettoyant son épée sur le cuir de sa botte.

Juste avant ce trépidant duel il y eut cet instant terrible où Gustave fut enfin dévoilé. Qui aurait pu s’attendre à ce que ce fût lui le traître ! Mais les preuves étaient flagrantes. Les témoignages concordaient : il y avait la lettre paraphée de sa signature, les bijoux volés, le candélabre à trois branches tordu, la pomme grignotée, le rat mort, et surtout le corps du nain retrouvé dans les oubliettes avec une blessure provoquée par une arme similaire à la dague de Gustave.

Même le roi Megeyson de Bilanie – qui avait pourtant toujours cru à la loyauté de Gustave – reconnaissait désormais que c’était flagrant.

« C’était donc toi Gustave, le traître, ah ça, si j’avais pu m’attendre à un tel retournement de situation ! Ma surprise est grande ! »

Le roi Megeyson s’était attendu à tout sauf à ça. Il devint rouge de colère et décida de bannir le baron félon. Ce dernier lança d’un air perfide : « Vous ne l’emporterez pas au paradis. Ne vous en faites pas, vous allez encore entendre parler de moi ! » Et il était parti accompagné par ses derniers gardes fidèles.

Juste avant il y avait eu cet instant terrible où la princesse Genièvre avait été libérée de ses chaînes. Elle devait normalement être dévorée par l’infâme dragon du lac, mais Jean, après un combat terrible, avait trouvé un point faible dans la peau du saurien : son œil. Il lui avait enfoncé sa longue lance jusqu’à la hampe et le monstre était mort. Il y avait eu précédemment un long suspense durant lequel la princesse avait tremblé en attendant l’arrivée du dragon. Elle se contorsionnait dans ses entraves et tout laissait à penser qu’elle n’avait aucun moyen d’être sauvée du monstre hideux sorti du lagon. Lorsque le dragon aux reflets moirés et aux dents acérées avait surgi elle s’était débattue en hurlant, puis finalement quand la patte nauséabonde était entrée en contact avec sa peau de pêche elle avait eu un haut-le-cœur et s’était évanouie.

C’était bien évidemment Gustave qui avait fait enlever la princesse Genièvre en profitant que le roi Megeyson de Bilanie, son père, et le chevalier Jean soient accaparés par une affaire de corruption qu’il avait inventée de toutes pièces. Mais ça, personne ne pouvait s’en douter car Gustave était l’homme de confiance du roi.

Le félon avait enchaîné la belle princesse Genièvre à la montagne qui surplombait le lac, et dit : « Vu que je ne pourrai jamais t’épouser, puisque tu aimes Jean, je préfère te voir mourir. » Gustave était persuadé que nul ne pouvait vaincre le monstre du lac, une bête immonde réputée pour sa cruauté.

Jusque-là le baron Gustave et le chevalier Jean étaient les meilleurs amis. Ils avaient joué ensemble à se battre à l’épée de bois. Ensemble ils avaient combattu les barbares et les rebelles. Ils avaient occis les mêmes adversaires, incendié les mêmes villages, violé les mêmes femmes. Ils s’étaient même échangé leurs chevaux et leurs servantes. On les croyait inséparables. C’était bien évidemment Genièvre qui les avait séparés. Genièvre dont la beauté faisait pâlir l’éclat des fleurs, Genièvre dont le regard de bicne pétrifiait les crapauds du jardin, Genièvre aux pieds si menus, Genièvre au parfum de bergamote, Genièvre la fille du roi Megeyson de Bilanie.

Au début elle avait aimé Gustave, mais bien vite elle lui avait préféré Jean. Jean était plus soigné, plus souriant, et l’on disait qu’il était plus pugnace dans les combats de chambre.

Cette préférence s’était tout particulièrement exprimée lors d’une partie de cache-cache où Genièvre était tombée (par hasard) dans les bras de Jean et l’avait goulûment embrassé devant les yeux désespérés de Gustave. Gustave était un homme doux, naïf, qui croyait en l’amitié et en l’amour. Jusque-là, le monde lui semblait un lieu d’harmonie et de beauté, et son amour pour Genièvre une œuvre d’art sans pareille.

Avant cet incident Gustave et Genièvre semblaient un couple parfait auquel le destin promettait amour et progéniture… Ils chassaient ensemble le cerf et la giboise dans la forêt. Le chevalier Jean ne les accompagnait qu’exceptionnellement. Jean était encore l’ami intime et le confident de Gustave. Il ne portait qu’une saine amitié pour la future femme de son meilleur ami. Et même s’il lui avait par moments chatouillé le menton, il ne se serait jamais permis de tromper son ami d’enfance. Les giboises, quant à elles, attendaient de se faire tuer par la princesse. Le Dragon dormait dans le lac. Chacun était à sa place dans le meilleur des mondes.

C’était une époque de fête et de joie dans la cour du roi. Le roi pensait d’ailleurs laisser son trône un jour au Baron Gustave, le plus adroit de ses nobliaux.

Mais si l’on remonte encore plus avant dans le temps, Gustave et Jean n’avaient peut-être pas que des raisons de s’apprécier. Dans leur prime enfance ils avaient eu tous les deux la même nourrice. Or celle-ci, alors qu’ils étaient enfants, préférait donner son sein à Gustave plutôt qu’à Jean. Et ce dans les proportions de deux lapées de lait crémeux pour Gustave contre une pour Jean. C’est peut-être sur ce petit détail que Jean et son frère Gustave ont commencé à se jalouser.

Même si la légende raconte qu’ils étaient tous les deux nés de l’amour d’une jolie princesse et d’un noble comte qui se nommait Harbourg. Le comte Harbourg.

Il était une fois dans un beau pays une histoire qui commença ainsi…

FIN